Contraintes textuelles et résistances du lecteur. L. Maisonneuve

Contraintes textuelles et résistances du lecteur

(L. Maisonneuve – IUFM de Bretagne, CREAD)

Les géomètres et les arpenteurs utilisent fréquemment pour mesurer un terrain ou une construction un instrument de mesure appelé un théodolite. Les coordonnées utilisées par le théodolite sont l’azimut et la hauteur ou l’élévation. Elles s’apparentent à la longitude terrestre pour l’azimut et aux parallèles pour la hauteur. C’est ainsi que même si la principale fonction du théodolite soit de permettre de tracer les alignements géographiques des constructions ou des points remarquables d’un paysage, il peut également servir à localiser les astres sur la sphère céleste. On attribue son invention à Jesse Ramsden (1735-1800), opticien anglais et constructeur d’instruments de physique1.

 

Du théodolite et de la lecture

Pour dessiner et mesurer le périmètre d’un lieu inconnu, il faut disposer d’un point de référence (un lieu où se situer – la place du théodolite), d’un outil (savoirs, modèles, théories – le théodolite) et d’une méthode et/ou d’un dispositif (savoir-faire, pratique – utiliser le théodolite). Lire un texte requiert la présence simultanée de ces mêmes trois éléments (une référence, un savoir, un savoir-faire). Partager cette lecture ou cette activité de mesurage exige une explicitation de ces trois éléments. Le lecteur ou l’arpenteur peuvent alors se retirer, toutes mesures effectuées. Présence puis retrait sont, comme les trois éléments ci-dessus désignés, absolument essentiels. La subjectivité inhérente au choix de chaque élément (point(s) de référence, savoir(s) et savoir-faire) devient alors un objet pour l’autre, objet que ce dernier peut accepter ou refuser. Il n’y a donc pas imposition mais proposition (de mesures, de lectures, d’enseignements, etc.). Ce qui est ainsi donné à l’autre c’est à la fois un objet sur lequel intervenir et tout pouvoir sur cet objet. Il reste un échange, une transaction, un enseignement, qui établit la responsabilité de chacun et en garantit le libre-arbitre. Toute notion de faute s’évanouit alors, et, par conséquent, toute culpabilité2 : soit je m’empare de tout ou partie de la proposition, soit je la refuse. Je n’en suis de toute façon pas ou plus responsable. Ceci permet de trouver un espace de liberté qui n’est pas sans rappeler celui offert par le tsimtsoum dans la religion juive.

« Car ce qui est oppressif dans un enseignement, ce n’est pas finalement le savoir ou la culture qu’il véhicule, ce sont les formes discursives à travers lesquelles on les propose. Puisque cet enseignement a pour objet […] le discours pris dans la fatalité de son pouvoir, la méthode ne peut réellement porter que sur les moyens propres à déjouer, à déprendre, ou tout au moins à alléger ce pouvoir. […] J’aimerais donc que la parole et l’écoute qui se tresseront ici [le Collège de France] soient semblables aux allées et venues d’un enfant qui joue autour de sa mère, qui s’en éloigne, puis retourne vers elle pour lui apporter un caillou, un brin de laine, dessinant de la sorte autour d’un centre paisible toute une aire de jeu, à l’intérieur de laquelle le caillou, la laine importent finalement moins que le don plein de zèle qui en est fait3. »

Lire, faire lire, apprendre à lire, apprendre à comprendre relèvent de cette manière de procéder. Comme cet enfant, le lecteur parcourt en effet des trajectoires, élabore ou échafaude des significations, construit en somme des lectures. Mais pour que cet enfant joue autour de sa mère, pour qu’il puisse faire des aller-retour et construire ainsi un territoire de jeu(x), il faut une “mère”, une origine, un lieu à partir duquel il lui devient possible de tracer ces aller-retour. Si ce lieu n’existe pas, si l’origine se refuse à lui, il ne peut délimiter de territoire et chaque déplacement ne fait qu’accroître l’incertitude et la dépendance. Le point d’ancrage, subjectif, (le lieu d’où mesurer, le banc dans le parc) se mue en une référence objective, une signification : voilà ce que l’on attend de moi, moi et l’Autre (critères extérieurs)… ou, plus difficile, voilà ce que j’attends de moi, moi comme Autre (critères intériorisés).

Au seuil de la lecture, le texte est un objet matériel est à mesurer. Il est donc, très précisément, l’espace sur et à partir duquel le lecteur va opérer un travail simultané de mesurage du et avec le texte. Laisser un lecteur apprenti ou maladroit seul face à ce travail, c’est lui demander d’être responsable de la réussite ou de l’échec de l’élaboration des significations et par conséquent, sous couvert d’autonomie, l’enfermer dans une forme insidieuse de culpabilité (où sont les repères ? quelle est l’instance qui me juge et/ou me jauge et à partir de quel lieu exerce-t-elle ce pouvoir ? quelle(s) est(sont) la(sa)/les(ses) lecture(s) de référence ? etc.), c’est également lui retirer les points d’appui d’une connaissance explicite et c’est enfin renoncer à toute autorité, c’est-à-dire à tout engagement.

 

1er jalon, la littérature

« J’entends par littérature, non un corps ou une suite d’œuvres, ni même un secteur de commerce ou d’enseignement, mais le graphe complexe des traces d’une pratique : la pratique d’écrire. Je vise donc en elle, essentiellement, le texte, c’est-à-dire le tissu des signifiants qui constitue l’œuvre, parce que le texte est l’affleurement même de la langue, et que c’est à l’intérieur de la langue que la langue doit être combattue, dévoyée : non par le message dont elle est l’instrument, mais par le jeu des mots dont elle est le théâtre. Je puis donc dire indifféremment : littérature, écriture ou texte4. »

Pas de littérature en soi par conséquent, mais uniquement une littérature pour soi, c’est-à-dire un échange autour de l’objet texte qui constitue, et simultanément institue, la littérature. Pas de monument par conséquent, pas de lecture(s) a priori littéraire(s) ni de référence(s) obligée(s), ou, pour parodier J.-L. Godard, surtout pas de lectures justes, mais juste des lectures.

 

2ème jalon, un résumé des Sabots de G. de Maupassant

Un matin de juillet en Normandie, un curé termine sa messe. Il use de son prêche pour faire passer quelques annonces. Les Malandain, une famille pauvre, apprennent ainsi que Maître Omont, un homme riche, cherche une servante. Le père Malandain pense aussitôt que sa fille, Adélaïde, pourrait postuler à cet emploi. Il entrevoit déjà d’éventuels profits : Maître Omont est seul et sans héritier. Ce dernier n’est bien sûr pas dupe. Il prévient Adélaïde : « Nous ne mêlerons point nos sabots. » Mais le désir est plus fort et, six mois plus tard, le père Malandain constate la grossesse de sa fille. Loin d’en être fâché, il se rend chez Maître Omont. C’est ainsi que dès le prône du dimanche suivant, le curé publie les bans d’Adélaïde et de Maître Omont.

Si ce résumé se veut fidèle au texte., il ne prétend, ni ne cherche, à être objectif. Il n’est que le compte rendu d’une lecture singulière qui pourrait à son tour être ainsi résumé : Les Sabots c’est l’histoire d’un marché. Opinion, bien sûr. Mais c’est le lieu d’où je parle, la place du théodolite sur le terrain, l’origine et l’abri à l’aune desquels je vais pouvoir mesurer le texte et me mesurer avec lui. Je sais désormais, de façon imprécise et provisoire, où je suis et vers où il me sera possible de revenir. Bien que subjectif, ce résumé ne peut être contesté puisqu’il n’a pas l’ambition de dire la vérité mais juste de permettre de commencer.

 

3ème jalon, une organisation

Dans son roman, Un tout petit monde, D. Lodge présente un panorama de la critique littéraire contemporaine sous les traits de cinq personnages5. Quoique caricaturale, cette présentation va me servir de système organisateur. Décision tout à fait arbitraire et par conséquent contestable, j’en conviens. Dévoiler cet arbitraire, c’est me refuser d’emblée à prendre le pouvoir ou, plutôt, à feindre ce refus car derrière les personnages de D. Lodge ce sont bien entendu les notions, les concepts, les auteurs implicitement cités qui vont guider mon analyse.

 

Lectures des Sabots de G. de Maupassant

Le premier des courants illustrés par D. Lodge est représenté par le personnage de Swallow. Il pose comme principe de lecture l’enthousiasme et le plaisir. Le texte est perçu comme un réservoir d’idées qui permet de mieux goûter la vie et la comprendre. Appliquée aux Sabots, cette lecture s’intéressera à la farce, au crescendo et à l’attente qu’il crée, elle s’amusera des accents paysans. Elle pourra s’interroger sur leur fidélité et sur celle de la peinture de la paysannerie normande du XIXe siècle. L’auteur sera convoqué pour s’expliquer, se justifier. La préface de Pierre et Jean sera lue ou relue avec attention. Le lecteur y scrutera les principes défendus par Maupassant et se demandera toutefois si ce dernier n’est pas un peu condescendant, voire méprisant pour cette paysannerie, d’autant que le texte s’adresse, la dédicace le précise, à un lectorat parisien. Les aspects mimétiques du texte sont privilégiés. Ils découpent dans le réel une première ligne encore fragile tant le texte est ici contingent, prétexte à diversions. La signification est tout autant hors de lui, dans le contexte, que dans les mots écrits. Si les personnages ne sont pas tout à fait des personnes, ils en sont en tout cas les représentants, les analogons : il y a bien des paysans qui vivent ainsi, Maupassant témoigne pour eux, c’est-à-dire, comme le dit Gilles Deleuze, à leur place6. L’effet de réel fonctionne à plein et le texte se présente comme un document. Le lecteur s’interroge sur la personne, cette fois bien réelle, de l’auteur, c’est-à-dire sur sa personnalité. Les préoccupations psychologiques se substituent aux préoccupations linguistiques et l’adhésion presque totale de l’œuvre et de l’homme fait que l’histoire personnelle se confond avec l’histoire littéraire.

Le second courant, représenté par le personnage de Tardieu, fait référence au structuralisme et à la sémiologie. La démarche est cette fois scientifique ou à visée scientifique. L’objectif est de comprendre comment fonctionnent les textes, assimilés à des systèmes sémiologiques et désormais perçus comme le lieu d’une recherche. Appliquée aux Sabots, une telle lecture s’intéressera, par exemple, au schéma narratif (état initial : une église rurale, un dimanche de juillet, quelques possibles narratifs ; élément modificateur : la décision du père Malandain ; action : le désir croissant de Maître Omont ; élément réparateur : la grossesse d’Adélaïde ; état final : la publication des bans) ; aux rôles et fonctions des différents personnages (Adélaïde : victime ? récompense ? ; la mère Malandain : manipulée ? adjuvante ? ; le curé : passeur ? donateur ? destinateur, destinataire ? ; Maître Omont : héros ? anti-héros ? destinateur, destinataire ?) ; à la manière dont Maupassant “fabrique” une langue paysanne (élisions ; syntaxe pauvre ; lexique spécifique – « pas » remplacé par « point », « Où es-tu ? » par « Ousque t’es ? », injures comme « nom de D… », etc.) ou encore comment il recourt aux effets de réel (« l’odeur de bétail », « les voix des coqs », « les longs rubans des coiffures », « le hameau de la Sablière », « la route de Fourville », « une vapeur de soupe pleine d’une odeur de choux », etc.). L’étude de ces éléments permet de comprendre comment Les Sabots produisent tels ou tels effets de sens et, au-delà de cette lecture singulière, c’est l’ensemble des textes qui est interrogé. Cette lecture désenchante en quelque sorte la lecture immédiate. Le plaisir de la lecture réside désormais davantage dans la connaissance que dans l’histoire, dans la narration que dans la fiction.

Le troisième courant, représenté par le personnage de Von Turpitz, fait référence aux théories de la réception. L’œuvre n’existe qu’actualisée par un lecteur, une lecture. Il y a donc une pluralité de sens possibles puisque chaque lecture est singulière (champ historique, milieu socioculturel et lecteurs singuliers). Ainsi, le lectorat envisagé par Maupassant en 1883 n’est en rien comparable à celui que constituent désormais les élèves de 3ème de collèges, principaux lecteurs actuels de la nouvelle. Borges, dans une nouvelle intitulé Pierre Ménard, auteur du Quichotte pose le même problème7. Nous sommes en 1920 et Pierre Ménard est en train d’écrire Don Quichotte, d’écrire et non de réécrire. Il écrit en effet exactement le même texte, à la virgule près et pourtant ce n’est pas le même texte. Tout a changé bien que les deux textes soient identiques. Le lecteur que je suis ne pouvant rendre compte que de sa lecture, je ne peux parler, sans les trahir, pour les autres lecteurs. Cette troisième mesure ne peut donc être qu’inachevée. Chemin qui ne mène nulle part ? Mais qui a dit qu’il fallait se rendre quelque part ?

Le quatrième courant, incarné par le personnage de Morgana, représente la critique marxiste. Les textes, et tout particulièrement ceux reconnus comme littéraires, sont perçus comme un levier pour changer le monde. Les situations proposées sont considérées comme le reflet fidèle des conflits sociaux du monde et notamment de la lutte des classes. A terme, il s’agit de battre en brèche la notion même de littérature synonyme de bourgeoisie. Les romans à thèse(s) sont emblématiques de cet engagement politique8. Une lecture “marxiste” des Sabots pourrait ainsi porter sur les différents conflits du texte : classes riches (Maître Omont) opposées aux classes pauvres (les Malandain), les hommes (le curé, Maître Omont, le père Malandain) opposés aux femmes (la mère Malandain, Adélaïde), le rôle de l’église (religion et pouvoir, pouvoir spirituel et pouvoir temporel, alliances objectives consenties ou subies, etc.), les rapports familiaux (le patriarcat), etc. Le monde clos des Sabots se présente alors comme un laboratoire. La psychologie des personnages n’a aucune importance. Leurs programmes narratifs sont régis par des enjeux qui leur sont en grande partie extérieurs. Le déterminisme sociologique est beaucoup trop fort pour laisser place à la volonté. Une rapide étude sociologique de la nouvelle, un peu à la manière de Pierre Bourdieu, confirme la répartition des différents personnages selon les capitaux dont ils disposent : capital matériel pour Maître Omont (argent, terres, temps libre), capital spirituel, voire culturel, pour le vieux curé (administration de sa paroisse, gestion temporelle et spirituelle), absence de tout capital pour les Malandain, sauf à parler pour le père Malandain de capital intellectuel (habileté, côté madré du personnage), de capital sexuel (il fait partie du groupe des hommes), voire de capital familial (patriarcat). Si cette très courte analyse montre déjà l’isolement d’Adélaïde et de sa mère, elle ne fait que renforcer celui d’Adélaïde : pauvre, inculte, stupide, femme et fille enfin. Derrière la farce paysanne se cache donc un monde bien plus cynique et inquiétant que le jeu particulièrement sordide auquel se livrent les personnages masculins.

Le cinquième courant, l’analyse psychanalytique, est en partie représenté par le personnage de Zapp. Comme pour l’analyse marxiste, les textes sont ici considérés comme des supports d’analyse au même titre que la réalité dont ils sont une représentation acceptable. Les conflits psychiques auxquels sont confrontés les personnages sont comparables aux conflits réels affrontés par des personnes. Ils en sont même exemplaires (études archétypales des mythes ou des contes, par exemple). Le désir et l’argent sont les principes moteurs de l’action. Le pouvoir demeure mais il s’est “sexualisé”, par exemple : le(s) rôle(s) du(des) père(s) qui ne peut(vent) plus être analysé(s) du seul point de vue social ou historique ; porter ou refuser (consciemment ou inconsciemment) le nom du père ; être père ; être en conflit ou se soumettre à la loi ; comprendre comment se nouent le désir et la loi, le désir de loi (ou d’ordre) ; etc., telles sont quelques-unes des interrogations que pose ce cinquième courant d’analyse. Il n’y a donc pas à proprement parlé d’analyse psychologique des personnages puisqu’un personnage n’existe pas hors de la fiction qui le représente mais une analyse de leur fonctionnement et de leur(s) rôle(s). C’est ainsi, par exemple, que pourront être étudiés dans Les Sabots tout ou partie des axes suivants : la symbolisation de l’acte sexuel dans le crescendo narratif et les dénégations de Maître Omont (dire sans dire – obliger ainsi l’autre à dire et/ou faire ; nommer pour objectiver – expliciter mais aussi mettre à distance ; stratégies de repli ; l’audible et de l’interdit de tout désir) ; la descente, au propre et au figuré, d’Adélaïde vers la chambre de Maître Omont ; l’échange et/ou la substitution des pères (réalisation incestueuse sublimée) ; les liens au sacré et au profane (l’aval d’un autre, notre ?, père et/ou d’une loi supérieure) ; ou encore, l’animalité du personnage d’Adélaïde, implicite jusqu’au « t’es-ti point grosse ? » explicite du père Malandain, qui interdit à Adélaïde de revendiquer aucun droit, quel qu’il soit, ne lui laissant que des devoirs, devoirs qui lui échappent d’ailleurs en grande partie puisque pris en charge spirituellement, sexuellement et familialement par les trois personnages masculins du texte, confirmant, s’il en était besoin et selon une perspective différente, la rapide analyse sociologique du précédent courant.

Le sixième courant est aussi représenté par le personnage de Zapp. Difficile à cerner, ce courant pourrait être qualifié de “postmoderne” sans que cette appellation n’engage. De fait ce qualificatif de postmoderne, connoté de désillusion, ne recouvre pas un corps de doctrines ou de principes, théoriques et/ou pratiques, bien établi. Il s’agirait plutôt de “faire feu de tout bois” et d’utiliser, selon les besoins, tous les éléments d’analyse critique quels qu’ils soient. Les Sabots, comme nous l’avons déjà vu,sous les dehors d’une grosse farce paysanne est le récit d’un marché sordide et cynique. Marché multiple d’ailleurs où ne sont pas toujours échangées les mêmes valeurs. Ainsi, Maître Omont échange avec le père Malandain de l’argent contre du plaisir ou le curé l’absolution contre le maintien de l’ordre. Des valeurs fiduciaires et symboliques circulent. Le schéma narratif rend compte de ces mouvements. Chaque étape se déroule en un lieu différent : église (états initial et final), chaumière des Malandain (éléments modificateur et réparateur), pavillon de Maître Omont (actions). Trois lieux donc : un lieu central, lieu du pouvoir apparent, du pouvoir temporel, occupé par Maître Omont, qui symbolise la fortune ; un lieu intermédiaire, occupé par la chaumière des Malandain, lieu instable que les personnages n’ont de cesse de quitter (pour se rendre à l’église ; pour se présenter chez Maître Omont ou pour discuter avec lui ; pour travailler ; pour se marier) ; un lieu encadrant, occupé par l’église qui ouvre et clôt le récit, instance initiale et ultime de contrôle. Au-delà donc de l’alliance des pouvoirs temporel et spirituel, Les Sabots décrivent l’allégeance du temporel au spirituel et la puissance de ce dernier dans le monde rural de la fin du XIXe siècle tel qu’il est ici décrit par Maupassant. Le parcours narratif du personnage d’Adélaïde, parcours singulier, pourrait en être l’emblème car quoique personnage central de la fiction apparente, elle n’est en effet qu’un sujet sans objet. Son parcours met en évidence tout le dérisoire de la condition féminine de ce monde sans autre horizon que celui de la duplication et de l’enfermement. Car si la nouvelle s’ouvre sur tous les possibles : l’été, la chaleur, les portes ouvertes de l’église et une offre d’emploi qui invite à une échappée, elle se referme en hiver, six mois plus tard par une froide matinée de janvier, dans une église close. Pour Adélaïde, ironiquement baptisée Céleste-Adélaïde, il ne reste en effet que le paradis car la vie semble bien s’être arrêtée si jamais elle avait un jour commencé. Pouvoir et désir, reproduction (quel que soit le sens donné à ce mot), entre les vieux hommes et la jeune femme, quel marché de dupes a-t-il vraiment été passé ? Et pouvait-il même en être autrement ? Le texte ne dit pas autre chose, pas de psychologie surtout… des mots, cinq scènes rapidement décrites et quelques personnages qui n’existent que dans cet espace.

 

Commentaires

Aucune contradiction dans ces lectures mais plutôt une forme de complémentarité qui doucement dessine et enrichisse la signification du texte. Quadrillage, corroyage, arpentage, toutes activités qui, à l’instar du géomètre grec, installent un territoire, un lieu où habiter. Travail d’arpenteur donc qui ressemble beaucoup à l’issue de ces procès de déterritorialisation / reterritorialisation dont parlent G. Deleuze et F. Guattari dans Mille Plateaux9 : pas d’état stable, pas de lieu arrêté, mais un mouvement continu de décomposition et de recomposition, de passage d’un “agencement” à un nouvel “agencement”. Le “territoire” de la lecture serait toujours ainsi provisoire, éphémère. Il ne serait peut-être même qu’un “non-territoire” et, pour poursuivre l’analogie deleuzienne, la lecture s’apparenterait aux structures “rhizomiques” dans lesquelles chaque élément est en interaction avec tous les autres10. Mais, si lire requiert bien entendu l’acceptation de cette instabilité permanente et ce foisonnement de possibilités, ne serait-ce que pour leur caractère éminemment génératif, lire impose aussi de s’arrêter, de préserver un espace à partir duquel il sera possible de parler. L’ouverture n’est que “potentiellement infini[e]” dit U. Eco, “potentiellement” seulement, et cela interdit la démesure, le délire, puisque, garantissant un point d’appui et réduisant l’incertitude, le “potentiellement” en définit les limites. Aucun abri n’est donc innocent, aucun choix totalement arbitraire : tout texte contraint et entraîne la résistance à cette contrainte. Commenter, lire, c’est donc expliciter cette tension par un autre texte toujours inédit et paraphrastique. Il est impossible de sortir de cette aporie, tout juste est-il envisageable de la contrôler.

 

Pas de lecture définitive par conséquent, juste une lecture. J’ai négligé de très nombreux éléments, j’en ai privilégié d’autres. Je ne sais pas exactement dans quelle mesure je suis demeuré fidèle aux théories dont j’ai prétendu me servir, comme on se sert à table. Je ne vais pas justifier ces choix. Mon projet consistait, très modestement, à construire (le mot convient mal, mais quel autre lui substituer ?) un objet. C’est cet objet que j’ai présenté. Il ne m’appartient plus désormais. Comme lorsque le géomètre installe le théodolite sur un terrain inconnu, j’ai posé tout d’abord un commencement, en l’occurrence un résumé : Les Sabots, c’est l’histoire d’un marché. De ce point de départ, j’ai parcouru le texte, j’ai mesuré le terrain. Qu’ai-je accompli et que reste-t-il ? Un texte, un objet. Un commentaire, un autre objet. Ai-je aidé à la compréhension des Sabots ? Et fallait-il d’ailleurs une aide ? De quelle autorité me suis-je investi pour décider de tout cela ? Qui même a commencé, si toutefois il y a eu commencement ? Les trois hommes s’étaient en effet compris et mis d’accord bien avant ma lecture, de “toute éternité”. Sans origine et sans futur, Adélaïde n’avait fait que passer d’une main à l’autre, il y a très longtemps, hier… nulle part.

Cerner ce lieu d’où parle le texte, c’est à la fois essayer de le cerner dans le texte lui-même et dans le texte second (le “commentaire”), le mien dans le cas présent. Or ce texte second est précisément celui de tout apprentissage de la lecture ou à renoncer à tout enseignement. S’il est impératif que l’autorité se retire, elle ne doit le faire qu’au terme du travail. Ce n’est qu’à ce moment-là en effet qu’il devient possible contre, dans le sens de s’appuyer contre, et avec le texte second d’apprendre patiemment à bâtir cet espace où ancrer une origine car celle-ci n’est jamais première. De l’origine en effet, il n’y a rien à dire au départ. Elle est toujours à venir. Les allées et venues de l’enfant l’élaborent en même temps que celui-ci élabore son territoire de jeu, point de référence et de réassurance. Et pourtant, paradoxe des commencements, rien ne serait possible sans poser a priori un lieu d’où commencer, même fragile, même provisoire : un lieu où s’installer.

« Dans le discours qu’aujourd’hui je dois tenir, et dans ceux qu’il me faudra tenir ici [le Collège de France], pendant des années peut-être, j’aurais voulu pouvoir me glisser subrepticement. Plutôt que de prendre la parole, j’aurais voulu être enveloppé par elle, et porté bien au-delà de tout commencement possible. J’aurais aimé m’apercevoir qu’au moment de parler une voix sans nom me précédait depuis longtemps : il m’aurait suffi alors d’enchaîner, de poursuivre la phrase, de me loger, sans qu’on y prenne bien garde, dans ses interstices, comme si elle m’avait fait signe en se tenant, un instant, en suspens. De commencement, il n’y en aurait donc pas ; et au lieu d’être celui dont vient le discours, je serais plutôt au hasard de son déroulement, une mince lacune, le point de sa disparition possible11. »

Le frêle agencement qui permet à M. Foucault de commencer repose tout entier dans chacun des mots qu’il utilise, car chacun participe du tout et de l’origine. En installant ainsi, en quelque sorte, un “hors lieu”, un non-lieu, il renonce à tout pouvoir puisqu’il n’y a pas (ou plus) de pouvoir à prendre ou de place à conquérir. Dés les premiers mots, vient par conséquent et nécessairement « le point de [leur] disparition possible ». Mais il s’agit là, bien sûr, d’une ruse : celui qui parle a toujours le pouvoir même si ce n’est que le temps de sa prise de parole. Par ce biais Michel Foucault tout à la fois pose une origine : « le discours [à] tenir ici » (et dorénavant), et il s’en défend : « plutôt que de prendre la parole, j’aurais voulu… ». Contrairement à ces surfers, dont parle G. Deleuze, qui se glissent dans le pli de la vague, M. Foucault feint de se glisser dans le pli d’un discours déjà présent12. Ce discours en effet, c’est M. Foucault qui le crée, prétérition inaugurale et échafaudage nécessaire à tout commencement, car « [il] faut bien commencer, il faut bien apprendre. Et l’ordre de l’apprendre exige ses propres points fixes sans lesquels la pensée du débutant s’en irait à la dérive. Si apprendre exige de problématiser, problématiser ce n’est pas tout mettre en question, comme on le dit trop souvent. On ne peut questionner au contraire que sur fond de certitude. « Si je veux qu’une porte tourne » dit Wittgenstein, « il faut que les gonds soient fixes ». Distinguons cependant la certitude des principes qui vient au soir de la recherche et celle des matins, sans laquelle l’écolier ne pourrait même pas commencer à apprendre. Ces certitudes matinales ne sont peut-être que des échafaudages qu’il faudra abandonner une fois sorti de l’école et pour aller plus haut, vers les principes, mais sans eux, la pensée ne s’élèverait pas13. »

Poser le théodolite, s’asseoir sur un banc, lire un texte, faire cours, tout est commencement et ce n’est jamais facile, voire, parfois même, impossible. Il faut souvent chercher longtemps avant de trouver ce presque rien qui manque. C’est pour cela que les premiers commencements, les commencements d’avant les commencements en quelque sorte, sont si difficiles et qu’il est nécessaire, au moins provisoirement, de commencer à la place, d’écrire ce texte virtuel sur lequel s’appuie M. Foucault pour enfin commencer. Paradoxe en effet de ne pouvoir commencer que lorsque tout est fini. Comme s’il fallait en somme être aveugle pour commencer, mais d’un aveuglement qui sait l’éclaircie prochaine, qui veut croire en cette éclaircie. Le maître est pour l’apprenti ce point de référence qui permet de traverser ce premier aveuglement. Son rôle consiste alors à réduire l’incertitude et la peur qui en découle. L’objet construit, le nécessaire retrait magistral permet à l’apprenti, au lecteur, de s’en saisir ou de s’en dessaisir.

 

Conclusion

Si tout texte est de fait un espace de contraintes, c’est-à-dire une “chose” qui résiste à son appropriation, aucun lecteur n’est vierge de tout savoir et de tout a priori, la tabula rasa n’existe pas. Le lecteur, comme le texte, est aussi un lieu de résistance(s). La lecture est toujours ainsi le résultat d’une négociation, elle n’est jamais innocente. Préserver la part subjective, la part négociée de toute lecture, ne doit pas pour autant conduire à recourir à une spontanéité parée dés lors de tous les atours. Il ne peut y avoir en effet de négociation qu’à partir d’objets négociables et les lectures magistrales (c’est-à-dire les lectures décidées et assumées par le maître – à ne pas confondre avec une mise en œuvre pédagogique de type frontal), présentées comme opinions et non comme dogmes, constituent ces objets négociables.

Travailler les résistances conjointes des lecteurs et des textes n’est donc possible qu’à partir d’une référence, cadre et abri provisoire. Le souci n’est ici que de permettre aux résistances textuelles et “lectorales” de s’affronter sans soumission ou crainte d’aucune sorte. La médiation d’un texte second est donc essentielle en l’occurrence puisqu’elle garantit le bon fonctionnement de l’ensemble du dispositif assumant pleinement de se tenir au milieu du gué, tout repliement la condamnant en effet au dogmatisme ou à la démagogie alors qu’il faut juste donner le théodolite, montrer où et comment le poser, apprendre à s’en servir et puis recommencer. Rien de plus, rien au-dehors, que le fil de l’arête, à être debout, en équilibre. Quelques gestes donc, des objets, du savoir et, bien entendu, un maître. Fragile à perdre pied… fragile et indispensable.

1 Informations recueillies sur les sites : raymond.salin@free.fr ; INRP/CNRS et Université de Montpellier 2.

2 « J’appelle discours de pouvoir tout discours qui engendre la faute, et partant la culpabilité, de celui qui le reçoit. » R. Barthes (1978), Leçon, Points Seuil, Paris, p.11.

3 Ibid., pp.42-43.

4 Ibid., pp.16-17.

5 David Lodge (1992, 1ère éd. 1984), Un tout petit monde, Rivages Poche, Paris, pp.51-55 et pp.456-461.

6 Gilles Deleuze (1995), L’ Abécédaire de Gilles Deleuze, Entretien avec Claire Parnet, VHS, Réalisation Pierre-André Boutang, Editions Montparnasse, Paris, Lettre “B”.

7 Jose-Luis Borges (1981, 1ère éd. 1957), Pierre Ménard, auteur du Quichotte, in Fictions, Gallimard, coll. Folio, , Paris.

8 Susan Suleiman (1983), Le roman à thèse ou l’autorité fictive, PUF écriture, Paris.

9 G. Deleuze et F. Guattari (1980), Mille Plateaux, Ed. de Minuit, Paris.

10 « Le rhizome est fait de telle sorte que chaque chemin peut se connecter à chaque autre chemin. Il n’a pas de centre, pas de périphérie, pas de sortie parce qu’il est potentiellement infini.» U. Eco (1985), Apostille au nom de la rose, Le livre de poche, Biblio Essais, Paris, p.65.

11 Michel Foucault (1971), L’ordre du discours, Gallimard, Paris, pp.7-8.

12 Gilles Deleuze (1995), op. cit., lettre “P”.

13 Michel Fabre (2003), « Bouvard et Pécuchet ou l’impuissance à problématiser, Le Télémaque, n° 24, nov. 2003, Descriptions de l’ordinaire des classes, Presses Universitaires de Caen, p.151. Ludwig Wittgenstein (1965), De la certitude, Gallimard, Paris, § 343.