Démarches et enjeux du programme international « Alterréalisme » d’incitation à la rédaction et à la diffusion de fictions utopiques et juridiques. A.-R. Morel & L. Loty

 

Dans Pratiques d’écriture littéraire à l’Université, sous la direction de Violaine Houdart-Merot et Christine Mongenot, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.

 

Démarches et enjeux du programme international « Alterréalisme » d’incitation à la rédaction et à la diffusion de fictions utopiques et juridiques

 

Quelles finalités donner à l’école, de la maternelle à l’Université ? Dans sa pratique même, l’incitation à écrire des textes dits de création à l’Université incite à reposer cette question, qui n’est pas sans rapport avec la question des finalités espérées pour la vie de chacun et de tous en société. Les études supérieures ont ceci de paradoxal qu’alors qu’elles constituent pour ceux qui y accèdent le dernier degré possible de la scolarité, elles achèvent aussi la dissociation progressivement mise en place entre analyse et imagination, apprentissage et création, et potentiellement, entre compréhension et action. On se doit de créer ou d’inventer à la Maternelle, on peut encore associer acquisition du savoir et imagination au Collège, voire au Lycée, on est malheureusement trop définitivement passif à l’Université. Alors que la situation économique et culturelle a rendu indispensable dans le secondaire la soumission à la discipline, condition de la reconnaissance de l’autorité intellectuelle et de l’accession à l’autonomie, à l’Université l’auto-discipline confine à la passivité. À la passivité et à l’acceptation des frontières entre les disciplines académiques, corrélat de l’absence de véritables questionnements.

Le fait que l’exercice de création littéraire soit généralement exclu des modes de production et d’évaluation à l’Université n’est peut-être pas un problème propre aux études dites littéraires, mais un symptôme de la conception des études en général : qui a souvent rencontré dans sa scolarité des enseignants en mathématiques incitant à inventer une formule, un regard sur un problème, un cheminement de pensée ? Qui a entendu parler de cours d’économie ou de sociologie donnant en exemple l’imagination d’un Gabriel Tarde dans ses Fragment d’histoire future1 ou d’un Montesquieu dans ses Lettres persanes ? Or, comment croire que l’esprit critique puisse s’acquérir sans déplacement du regard ? Qu’espérer de cours de « méthodologie » non arrimés à des réflexions sur les finalités ? De cours d’épistémologie dissociés d’interrogations sur les objectifs des « sciences » ? Comment croire que l’acquisition des savoirs puisse se faire sans activité de l’esprit, sans acquisition non pas de méthodes pour apprendre, mais de chemins pour découvrir, critiquer, inventer, formuler à son tour ?

Il ne s’agit pas de choisir entre apprendre et créer, mais d’apprendre pour créer et d’apprendre à créer. Il ne s’agit pas de choisir entre les sciences et les arts, entre la compréhension et la création, mais de comprendre que les sciences créent et imaginent, que les arts analysent et synthétisent, que les savoirs s’inventent, que les arts sont une quête rigoureuse de formes de vérité sur la vie psychique et sociale.

Il faut ajouter que l’imaginaire de la « littérature » qui s’est structuré durant les deux derniers siècles situe les modes d’expression qui sont ainsi désignés à l’écart des savoirs, mais aussi des questions politiques, de la chose publique. Les étudiants dits « littéraires » ne font pas « de la littérature » mais l’étudient, sans d’ailleurs même savoir clairement qu’ils sont historiens de la culture, des mentalités, du psychisme individuel et collectif. Mais s’ils sont exceptionnellement conviés à s’exprimer comme les auteurs qu’ils étudient, par des enseignants-chercheurs qui n’auraient pas oublié leurs pratiques de professeurs du secondaire, ou qui prendraient acte de ce qu’ils savent en théorie des savoirs et des puissances de l’écriture ou de la fiction, ces étudiants songent alors à exprimer autre chose qu’un savoir ou un engagement, plutôt une intériorité, ou encore le seul savoir aujourd’hui reconnu à la littérature, un savoir d’ordre psychologique, réputé désormais relever de la psychanalyse : savoir qui, dans l’intimité, est perçu comme majeur, mais savoir désolidarisé de l’idée même de politique dans notre imaginaire contemporain. Dissociation de l’Université et de la création, des sciences et des arts, de la littérature, des savoirs et de la politique2.

 

En mettant progressivement en place un programme d’incitation à la rédaction et à la diffusion de fictions utopiques et juridiques, le programme « Alterréalisme », nous avons probablement, avec les différents enseignants et étudiants qui y ont participé, contribué, même si c’est à une échelle bien trop modeste, à déplacer ou rejeter certaines des limites ou frontières qui structurent aujourd’hui l’enseignement universitaire, mais aussi, au-delà, les imaginaires de la littérature, de la science et de la politique3. Très majoritairement, nos contemporains sont dramatiquement convaincus que l’imagination politique est impossible, et que nous sommes à jamais pris entre la fatalité d’une violence néolibérale et celle d’une violence communiste. Notre époque a besoin de redécouvrir, à l’écart de ces deux formes d’économisme antidémocratiques et dogmatiques, que de nombreuses valeurs morales et politiques ont existé et peuvent être co-construites, que de multiples modes de vie collectifs peuvent être inventés, qu’individu et société ne sont pas nécessairement antinomiques, que le mot « progrès » peut désigner autre chose qu’une foi aveugle en une dynamique historique prédéterminée. Notre époque a besoin de savoir que le mot « utopie » a désigné un type de texte suscitant l’imagination politique, avant que ses adversaires libéraux puis marxistes en fassent le synonyme d’un rêve ou d’un idéal impossible, et avant que de nombreux spécialistes universitaires du « genre littéraire de l’utopie » confortent le fatalisme inhérent à l’image péjorative de l’utopie, en ne cessant de faire croire qu’écrire une utopie serait, de nos jours, devenu impossible4.

Écrire des fictions utopiques, et non pas seulement des anti-utopies (comme 1984 d’Orwell ou Le meilleur des mondes d’Huxley) est aujourd’hui possible. Les écrire est d’ailleurs aussi le meilleur moyen d’éviter de fantasmer un « autre monde possible » auquel on n’ose pas donner de contenu, formule vide qui contribue à maintenir l’espérance idéaliste, absolutiste d’une forme de Paradis (ce que les adversaires de l’utopie auraient alors bien raison de dénoncer).

 

Le programme Alterréalisme s’inscrit dans ce cadre de réflexion (et a certainement contribué en retour à le forger) : cette pratique consistant à faire écrire à l’Université implique à la fois une conception pédagogique, des choix épistémologiques et une volonté politique.

Le programme « Alterréalisme » compte aujourd’hui neuf recueils rédigés en français ou en anglais. Il a débuté à l’université Rennes 2 pour se développer ensuite dans plusieurs universités françaises et américaines et il devrait continuer à prendre de l’ampleur. L’aventure a commencé de manière assez informelle par la proposition faite par Laurent Loty à des étudiants volontaires de deuxième année, dans le cadre d’un cours sur l’utopie au 18e siècle, de rédiger une fiction utopique, début 2001. L’une des œuvres au programme était le Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot. Ce texte est remarquable par sa mise en abyme incitant les lecteurs à réagir à leur tour au dialogue entre les deux Européens A et B commentant un dialogue entre un Aumônier et un Tahitien ; il suscite aussi le débat par la manière dont il associe une critique radicale de la propriété privée et une conception anthropologique libérale, ou par son ambivalence à l’égard des relations entre les sexes, entre libération féministe (et proclamation d’un droit au divorce et au plaisir sexuel) et politique nataliste manifestement sexiste. Il a alors été proposé, outre une dissertation de synthèse et de nombreux sujets d’exposés oraux, un sujet de création littéraire, ici indépendant des évaluations officielles : rédiger un « Supplément »au Supplément au Voyage de Bougainville, sous la forme d’un dialogue entre deux femmes ou un homme et une femme, qui ont lu ou sont en train de lire le Supplément. Cette proposition a reçu deux réponses, d’ailleurs très intéressantes, qui ont été publiées l’année suivante dans un premier recueil d’utopies.

Durant les trois années qui ont suivi (2001-2004), le programme sur l’utopie au 18e siècle s’est poursuivi, avec adjonction progressive de diverses œuvres à lire. Intitulé « L’utopie, genre littéraire, anthropologique et politique », il a concerné trois groupes de travaux dirigés et un cours magistral associé. Les œuvres étudiées étaient principalement La découverte australe (1781) de Rétif de la Bretonne et le Supplément au Voyage de Bougainville (1772-73) de Diderot, ainsi que d’autres œuvres ou chapitres utopiques ou juridiques présentés sous la forme d’exposés d’étudiants : les Lettres persanes de Montesquieu, Les bijoux indiscrets de Diderot, Aline et Valcour ou le roman philosophique (1795) de Sade, la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » (1789), etc. Cette fois, il a été proposé aux étudiants de rédiger une fiction utopique, et d’année en année, le nombre des fictions d’auteurs bénévoles a augmenté, donnant lieu, après proposition de corrections et améliorations, et après accord de l’enseignant et de l’étudiant, à la publication dans un recueil reprographié par l’Université de Rennes 2. Le premier recueil de 71 pages comporte 13 fictions, le second de 92 pages en a retenu autant. C’est ce second recueil publié en 2004 qui introduit, dans un avant-propos et dans le sous-titre du recueil, le néologisme « alterréalisme », pour contrecarrer l’accusation d’irréalisme portée par ses ennemis sur un genre inauguré en 1516 par l’invention du néologisme « utopie », qui consistait précisément à jouer sur la croyance distanciée permise par la fiction. Le troisième recueil, rédigé en 2004 et publié en janvier 2005, comporte 26 fictions, en 140 pages5. Ces textes n’ont pas été rédigés dans des ateliers d’écriture, mais à la maison, en relation directe avec un enseignement sur l’utopie.

 

Au couplage entre enseignement et écriture, il faut ajouter l’association entre enseignement et recherche. En 2002, j’étais invité [Laurent Loty] à un Workshop international sur l’imagination à l’Institut Max Planck pour l’Histoire des Sciences de Berlin, qui m’a incité à faire la synthèse de mes travaux sur le fatalisme et l’utopie engagés en parallèle depuis presque vingt ans. La rencontre de deux collègues américaines, Mary Baine Campbell, professeure à Brandeis University, et Julia Douthwaite, professeure à l’University of Notre Dame, a suscité le développement de ce qui est devenu un programme franco-américain6. Mary Campbell a traduit en anglais les avant-propos aux recueils français que nous avons notamment diffusés lors d’un Congrès international sur l’utopie qui s’est tenu en juin 2005 en Écosse (tout en rendant compte du travail alterréaliste en cours, j’ai prononcé une communication intitulée « Which Utopia for today ? », tandis que Mary Campbell proposait une réflexion intitulée « Utopia now »7). Deux mois plus tôt, j’étais invité à prononcer une conférence sur l’opposition entre croyance religieuse fataliste et croyance politique en l’utopie à Harvard, à Brandeis et à Notre-Dame, et à faire des cours sur l’utopie auprès d’étudiants américains. Le dernier jour de cours à Notre-Dame (Indiana), les étudiants en littérature française de Julia Douthwaite ont pu m’offrir le quatrième recueil alterréaliste conçu au cours de l’année, en parallèle à un cours sur l’utopie, tandis que les étudiants en littérature anglaise de Mary Campbell ont achevé leur propre recueil, à Brandeis University (Massachusets) en 2006 (recueil comportant notamment une fiction utopique en forme de reportage photographique, une autre en forme de correspondance électronique)8. Il s’agissait du sixième recueil, car entre temps, en 2005, a paru un recueil de fictions utopiques rédigées par des étudiants de Mulhouse, et dirigé par Anne-Rozenn Morel alors Attachée Temporaire d’Enseignement et de Recherche à l’Université9. Durant toutes ces années, Anne-Rozenn Morel, collègue du secondaire et future collègue du supérieur, était alors mon étudiante. En 2000, elle soutenait un mémoire de D.E.A. (désormais Master 2) sur les Modèles de société égalitaires et libéraux dans les utopies du 18e siècle10. Or, la même année, elle enseignait en collège et avait déjà commencé à faire rédiger des fictions utopiques à ses élèves. Sa question lancinante — mais pourquoi n’y a-t-il pas de textes utopiques aujourd’hui ? — est probablement une des incitations inconscientes qui m’a amené à lancer progressivement ce qui est devenu le programme Alterréalisme. Et quand on sait à quel point un enseignement ou une direction de recherche digne de ce nom amène celui qui enseigne à chercher et comprendre lui-même, on aura compris que nul ne peut dire exactement qui est responsable du programme Alterréalisme. En 2001, Anne-Rozenn Morel a engagé une thèse soutenue en 2007 et intitulée Les fictions utopiques pendant la Révolution française. Enquête sur les interactions entre réalité révolutionnaire et modèles politiques imaginaires11. Durant toutes ces années consacrées à une recherche menant à modifier l’image même et du genre utopique et des relations entre texte utopique et événement politique, nous avons tous les deux à la fois poursuivi nos perspectives propres, et dialogué et pensé ensemble sur les textes utopiques et la manière dont ils pouvaient susciter l’imagination politique. Cependant, en 2006 paraissait un sixième recueil de Brandeis University, suivi d’un septième en 2008, organisé par Marie-Françoise Bosquet avec ses étudiants de l’Université de la Réunion, où se trouve un centre de recherche important sur l’utopie et les récits de voyages12. Les huitième et neuvième recueils rédigés durant l’année 2010-2011 sous la direction d’Anne-Rozenn Morel, à l’Université de Bretagne Sud (Lorient-Vannes-Pontivy) sont en voie de publication.

Plusieurs autres projets sont actuellement en cours : un comité de lecture a été constitué afin de sélectionner les meilleurs textes en vue d’une publication dans une maison d’édition non universitaire ; le programme dépasse le cadre universitaire et s’est ouvert à toute personne souhaitant écrire une fiction utopique, à des personnes plus âgées possédant une plus grande expérience socio-politique. Nous avons également le projet d’une écriture collective de textes juridiques, qui pourrait avoir lieu via Internet. Enfin, un Groupe de Recherche de l’Institut Universitaire de Formation des Maîtres de Bretagne, désormais École interne de l’Université de Bretagne Occidentale, groupe sous la co-responsabilité d’Anne-Rozenn Morel et de Luc Maisonneuve, s’est constitué afin de réfléchir à Lalecture et l’écriture de fictions utopiques à l’école, au collège et au lycée (2011-2013). Ce projet, qui va être mis en place dès la rentrée 2011 dans quatre classes de CM2, deux classes de collège (cinquième et quatrième) et deux classes de lycée (seconde et première), consiste, après la lecture d’un corpus de fictions utopiques narratives et théâtrales, à faire écrire aux élèves des utopies, autrement dit à leur faire imaginer des alternatives positives au monde actuel. L’ensemble du travail a pour hypothèses principales : 1) que le corpus de fictions utopiques retenu, en tant que vecteur de valeurs, doit engendrer non seulement des lectures et des écritures, mais également des réflexions d’ordre politique, philosophique, sociale… 2) que ces lectures et ces écritures seront par conséquent le lieu d’une réflexion éthique sur le monde actuel et ce qu’il pourrait être (perspective alterréaliste).

 

Le programme Alterréalisme a été présenté, à l’occasion de travaux sur une histoire pluriséculaire de l’utopie, lors de divers colloques ou congrès internationaux sur l’utopie, dans le cadre d’une École thématique interdisciplinaire du CNRS sur le Droit, dans le séminaire mensuel « Textes et Savoirs, Transdisciplinarité et Politique » portant sur « Croyance et imagination utopique et juridique, Europes-Amériques, 16e-20e siècle », séminaire animé par Laurent Loty au sein d’une équipe de recherche de Lettres et au sein de l’Institut des Amériques, et réunissant à Rennes 2 des chercheurs et étudiants de nombreuses disciplines, écoles doctorales et institutions d’enseignement et de recherche de Bretagne. Il s’est trouvé associé à des initiatives proches : un programme de concours européen d’utopies lancé par un groupe de recherche portugais animé par Fatima Veiras, un programme de l’Association Pulsart associée à la Ligue de l’enseignement, intitulé Viva Utopia et suscitant la production d’utopies de la part de jeunes en difficulté ou en détention13, un travail à la fois documentaire et théâtral sur les espérances politiques d’adolescents dans les années 60 ou 70 et d’adolescents d’aujourd’hui14.

Réalisé en dehors de toute structure d’atelier d’écriture, et le plus souvent en dehors de toute intégration dans une évaluation, ce programme semble avoir, d’année en année, emporté l’adhésion d’un bon nombre d’enseignants et d’étudiants. Y ont participé pour l’instant des étudiants de Licence, et quelques étudiants de Master et de Doctorat, des enseignants des universités françaises de Rennes 2, de Mulhouse, de Bretagne Sud et hors métropole, de l’université de La Réunion, celles de Notre Dame et Brandeis aux Etats-Unis. Presque sans aucun moyen financier, ce programme a toutefois reçu, à travers l’organisation d’échanges scientifiques et pédagogiques, l’aide du Nanovic Institute for European Studies de l’University of Notre Dame (Indiana), l’aide de Brandeis University (Massachusetts), et à l’Île de la Réunion, pour la publication des recueils, une aide du Bureau Transversal des Colloques, de la Recherche et des Publications de l’Université de la Réunion qui a permis la publication en livret, mais assez significativement, en France métropolitaine, aucun soutien venant d’une équipe de recherche, uniquement une aide de l’UFR Arts-Lettres-Communication de l’Université Rennes 2 (selon l’image actuelle de « la recherche », difficile de présenter comme « sérieuse » une articulation entre recherche et création ou action, ou même une interaction entre recherche et enseignement…).

Le relatif succès de ce programme pourrait s’expliquer en partie par les circonstances historiques. Mené par des personnes qui n’ont jamais voulu dissocier primaire, secondaire et supérieur, enseignement et recherche, recherche et écriture, ou recherche et action (et héritant en cela de longues traditions de pratiques à la fois pédagogiques, intellectuelles et politiques), ce programme s’est mis en place une dizaine d’années après l’une des plus importantes révolutions géopolitiques et géoculturelles à l’échelle des siècles, que l’on peut désigner sous l’expression de Chute du Mur. La situation presque monopolistique tenue par le marxisme durant quasiment un siècle dans l’imaginaire politique dit « de gauche », la structuration géopolitique et mentale en deux camps a mené, malgré des vagues de déception successives envers l’URSS, à considérer la chute du Bloc de l’Est comme le moment de cristallisation de la chute des espérances politiques pour une partie importante de la population mondiale. Le poids de l’histoire du communisme dans l’histoire intellectuelle en général, et dans l’histoire rétrospective du genre littéraire et politique de l’utopie ou de l’idée même d’utopie en particulier, a achevé de laisser penser que l’utopie était désormais impossible, soit que l’idéal se soit avéré abominable (c’est le thème de l’anti-utopie, qui ne date d’ailleurs pas de la critique des utopies nazie ou soviétique mais au moins des critiques de la Terreur sous la Révolution), soit qu’avec l’échec de l’URSS, l’espérance de « Révolution » et de « Communisme » ait été perçue comme perdue. Sous des formes diverses, contradictoires, ambivalentes, l’aspiration à l’utopie a dans le même temps été définitivement disqualifiée et perçue comme irrépressible.  Le symbole du passage à l’an 2000 a suscité à la Bibliothèque nationale de France une grande exposition (conçue par des spécialistes français et américains) qui célébrait le genre utopique et s’achevait sur le constat d’une conjonction irréversible entre utopie et tragédie totalitaire15. Mais en parallèle, précisément encore en France et aux États-Unis, le développement de mouvements contre ce que l’on appelle désormais le capitalisme financier et la mondialisation s’est exprimé, à travers l’association ATTAC et dans des manifestations d’anti- puis d’altermondialistes, notamment à Seattle, sous la forme d’un slogan récapitulant l’une des leçons majeures de la fiction de l’auteur d’Utopia : « un autre monde est possible »16.

Nous [Anne-Rozenn Morel et Laurent Loty] devons publier prochainement La découverte australe publiée par Rétif de la Bretonne en 1781. Un texte passionnant par son inventivité, mais aussi remarquable pour comprendre comment une utopie conçue par son auteur comme progressiste peut être délibérément autoritariste (c’est l’idée de monarchisme « éclairé » par les Lumières, qui n’est pas morte avec le 18e siècle), profondément sexiste, particulièrement ambivalente sur la question des races et du colonialisme, clairement eugéniste, et pour tout dire, si radicalement inégalitaire que cela peut inciter à réfléchir à propos d’un texte qui revendique comme principe majeur l’égalité, celle de l’absence de propriété privée (Rétif est d’ailleurs l’inventeur du mot « communisme »17). Cet exemple suffirait à montrer qu’il n’y a pas à défendre l’utopie en soi, ou quelque utopie que ce soit, mais seulement celles qui nous paraissent dignes de nos valeurs. Cependant, en notre époque où des forces de propagande, d’autant plus insidieuses qu’elles se revendiquent simplement du réalisme, font croire que l’imagination politique est impossible, il nous semble nécessaire de retrouver la leçon d’Utopia de Thomas More, de lutter contre la croyance fataliste en l’impossibilité d’imaginer une amélioration du monde, et des modèles pour orienter la réflexion et l’action.

Or, pour des raisons trop longues à expliquer ici, l’histoire du mot « utopie », sous le double effet de ses adversaires libéraux puis marxistes, a mené à donner une image presque entièrement fausse de l’utopie. Inviter les étudiants à écrire une fiction utopique a d’abord consisté à leur expliquer que l’utopie n’est pas un monde idéal imaginaire, mais un texte dans lequel un auteur de fiction feint de présenter un monde meilleur que le nôtre comme s’il existait réellement. « Utopie » est d’abord à la fois le nom d’un pays imaginaire et le nom d’un texte qui se livre à une analyse très « réaliste » des défauts du monde réel avant de faire croire à la possibilité d’une monde meilleur (non sans souligner le caractère fictif du monde ainsi représenté : c’est l’ironie constitutive du mot, et le jeu textuel majeur du genre). « Utopie » est d’abord le nom d’un type de textes, qui devrait être rapproché des textes juridiques, et recevoir dans sa définition même sa qualité d’être potentiellement performatif. Il ne s’agit pas de croire, dans le vide, qu’un autre monde est possible, mais de prouver, par un texte, que l’on peut imaginer un monde meilleur. Il a donc fallu aussi expliquer en cours que l’invention du mot « Utopia » a consisté précisément à souligner le caractère fictionnel de ce monde, manière de permettre, nous semble-t-il, un jeu complexe entre croyance et distance, qui pourrait être un excellent modèle pour éviter les ornières d’une foi politique intégriste. Et il a fallu, surtout, montrer progressivement, par l’étude de divers textes, que presque tout ce qui a pu être dit sur le genre utopique était discutable.

 

Nous abordons ici la question des consignes ou contraintes d’écriture, telle qu’elle se pose généralement dans le cadre d’un atelier d’écriture par exemple. Or la finalité et la démarche qui sont les nôtres semblent nous avoir menés à une pratique principalement paradoxale, menant à susciter l’écriture de textes inscrits dans un genre, certes, mais à travailler surtout à la critique de la définition du genre pour le ressusciter, lui redonner vie et lui redonner sens.

Chaque enseignant, à sa manière, a donc expliqué qu’il convenait d’écrire une fiction utopique : un texte qui, selon des proportions variables, propose une critique du monde tel qu’il est dans ses diverses dimensions (sociale, économique, culturelle, politique, etc.), et présente un monde meilleur comme s’il existait réellement. Cette définition minimale est peut-être déjà en réalité assez originale, car un spécialiste éditeur d’utopies risquerait aujourd’hui de rejeter toute la première partie d’Utopia de Thomas More, dialogue sur les effets socio-économiques désastreux pour le peuple anglais de la réorganisation mondiale de l’élevage et du textile. Mais l’appel à écrire une utopie a surtout supposé une consigne ou contrainte, si l’on peut dire, celle d’écrire véritablement une utopie, et non pas une anti ou contre-utopie, genre censé être le seul possible aujourd’hui, présentant une société apparemment idéale et en réalité insupportable pour la liberté et le bien-être individuel. Paradoxale, la contrainte en la matière consistait donc à refuser de croire dans les discours de la plupart des historiens du genre, qui confortent la propagation d’une incitation à se soumettre au monde tel qu’il est, et dont on fera l’hypothèse qu’elle est corrélée à une incitation à ne pas écrire des textes de nature politique, sinon dans le cadre d’une malheureuse professionnalisation de l’activité politique. Écrire une utopie « positive » n’interdit d’ailleurs nullement une part de distance, de questionnement, d’ironie à l’égard du modèle proposé : les utopies de valeur, celle de Thomas More, celle de Diderot évoquée précédemment, ou encore Les dépossédées (1974) d’Ursula Le Guin (découverte grâce à une étudiante auteure d’une fiction utopique puis d’un mémoire sur les rapports entre utopie et éthique individuelle), d’autres encore, comportent précisément en leur cœur un tel regard réflexif et critique, qui fait que le modèle peut échapper aux effets pervers d’une croyance aveugle en sa perfection18.

Tous les autres consignes, contraintes ou conseils pourraient se résumer à une liberté de forme et de contenu. Car l’histoire des études sur l’utopie s’est, de manière assez exceptionnelle, focalisée sur la recherche d’invariants formels et thématiques très discutables, et dont l’acceptation consisterait à empêcher l’émergence des nouvelles utopies dont nous pourrions avoir besoin. Il peut être intéressant de citer ici, à titre à la fois documentaire et explicatif, un texte qui donne une idée de la démarche adoptée quant aux conseils d’écriture, extrait de l’avant-propos au troisième recueil19, intitulé « Alterréalistes de tous les pays… » :

 

« Je ne peux pas dire ce qu’il conviendrait d’écrire, puisque j’attends ces surprises qui nourriront à leur tour d’autres imaginaires et projets politiques. Je peux dire en revanche ce que des années d’étude du genre utopique m’ont appris : que l’utopie n’est pas nécessairement ce que l’on croit, plus précisément ce à quoi de si nombreux commentateurs cherchent à la réduire. Les remarques qui suivent sont donc à mes yeux une manière de dire la liberté possible pour écrire un texte utopique.

« L’utopie n’est pas nécessairement communiste : c’est le monopole de la vulgate marxiste ou les critiques des adversaires du communisme puis du marxisme qui ont fini par faire croire que la suppression de la propriété privée suffit à résoudre tous les problèmes d’une société, ou résume tout ce que l’on peut opposer au conservatisme. Dans l’ensemble, on peut estimer qu’au moins la moitié des textes utopiques depuis des siècles n’est pas communiste. Je ne dis pas qu’il faut éviter le communisme. Je pense seulement qu’il faut prendre conscience du blocage de l’imagination politique qu’entraîne la croyance en l’idée communiste comme solution simple et absolue à tous les problèmes que posent les relations interindividuelles.

« L’utopie a été accusée à tort d’ignorer le reste du monde, comme le laisserait penser la forme souvent insulaire du monde fictif qu’elle présente au lecteur. Mais c’est oublier que dès le premier texte utopique de 1516, le personnage qui raconte sa découverte d’un monde meilleur, Utopia, revient précisément d’un grand voyage à la découverte de l’Amérique. De multiples mondes imaginaires ne se limitent pas à une île et concernent parfois un hémisphère, l’intérieur du Globe, l’ensemble de la Terre ou d’une autre planète. Même lorsque les utopies sont des îles, nombreuses sont celles qui sont en fait directement inspirées par une réflexion sur les grandes étapes de l’extension du grand commerce, du développement du colonialisme ou de l’impérialisme.

« L’utopie n’est pas nécessairement un texte d’anticipation. Cette tendance est apparue au 17e siècle, s’est développée au 18e siècle, s’est imposée aux 19e et 20e siècles. Mais il est possible d’écrire une utopie qui a lieu dans le passé, dans le présent, dans le futur. D’ailleurs, en profondeur, toute utopie, depuis la première de 1516 et chacune à sa manière, se nourrit du passé, se confronte au présent, est tournée vers le futur à travers son appel au moins implicite à l’action des lecteurs.

« L’utopie n’est pas obligatoirement de la science-fiction. C’est l’idée moderne et trompeuse de ce qu’est la science qui nous fait croire que les savoirs théoriques et pratiques n’ont pas toujours joué un rôle majeur dans l’organisation générale d’une société. L’imaginaire politique (la « politique-fiction ») intègre très souvent comme un élément majeur du système utopique un imaginaire naturel (une « nature-fiction »), ainsi qu’un imaginaire scientifique et technique (savoirs sur la nature ou sur l’homme). Tout texte de politique-fiction évoque plus ou moins les savoirs et les croyances qui permettent le gouvernement de la nature et des hommes (inversement, les textes de science-fiction ne sont pas tous des textes de politique-fiction).

« L’utopie n’emploie pas obligatoirement la forme de la description : c’est parce qu’on a accusé les textes utopiques non marxistes de ne pas être capables de penser le processus de transformation du monde réel qu’on a fini par croire que toutes les utopies se contentent de décrire un idéal par nature statique. Mais les historiens du genre ont fini par découvrir l’importance de la forme narrative. Il ne reste plus qu’à découvrir à quel point de nombreux textes utopiques appartiennent d’abord à la forme dialogique. Cette forme n’a rien d’obligatoire, mais elle est, me semble-t-il, l’une des voies qui permettent d’échapper à cet autoritarisme souvent corrélé au fait d’imaginer seul un autre système social, économique, politique et culturel. Une autre forme que je trouve chaque jour plus importante est la forme juridique, dont le style est un art si subtil et complexe. À partir de l’idée que le texte juridique agit plus que d’autres sur la réalité dès lors que la croyance en sa légitimité et en son efficacité est partagée, il est possible de parcourir les degrés qui vont de la fiction utopique au texte de loi, en passant par la fiction juridique (dont ce recueil comporte quelques exemples), et par le projet de loi.

« L’utopie n’est pas nécessairement idéaliste. Il faudrait peut-être distinguer deux tendances au sein du genre, qui témoignent de la relation ambiguë de l’utopie avec la pensée religieuse dont elle hérite et à laquelle en même temps elle s’oppose. Soit ce monde imaginaire reproduit l’idée de perfection attachée traditionnellement au paradis. Soit ce monde inventé propose non pas un monde idéal mais un monde meilleur que le nôtre. Tout bien pesé, il me paraît essentiel que l’utopie échappe au modèle religieux et anthropologique du Paradis.

« L’utopie n’est pas oublieuse du monde réel. Elle en est fondamentalement la critique, parfois de manière implicite, parfois de telle façon qu’une grande partie du texte dit utopique consiste en fait en l’analyse des problèmes économiques, politiques, culturels ou juridiques du monde réel. Ainsi du texte qui donne naissance au genre, l’Utopia de More, dont la première moitié consiste en un dialogue sur l’importante réforme économique qui entraîne dans l’Angleterre d’alors le développement de la misère et de la criminalité. La réalité présente est manifestement à l’origine et à l’aboutissement du texte proposé à la réflexion, à l’imagination… et aux possibles actions des lecteurs.

« Enfin, l’utopie n’est pas… utopique : ce sont les adversaires de l’utopie, dogmatiques religieux, libéraux ou marxistes, qui ont imposé le sens péjoratif du mot. Il m’a semblé nécessaire de conserver le terme « utopie », tout en sachant que le combat contre l’acception négative du terme est une lutte à la fois nécessaire et sans fin. Le poids des mots est tel qu’il m’a aussi paru utile d’inventer un autre vocable. Un mot qui permette de rire des tentatives répétées depuis des siècles d’accuser l’utopie d’irréalisme, et qui anticipe, autant que possible, sur les accusations à venir. Un clin d’œil, aussi, que j’adresse en toute complicité aux lecteurs futurs de ce recueil et aux auteurs des textes à venir : l’utopie n’est pas irréaliste, elle est… alterréaliste. »

 

Ainsi, dans le cadre d’une réflexion sur les pratiques d’écriture littéraire à l’Université, les finalités et la démarche de ce programme semblent relativement spécifiques (mais font peut-être écho à des pratiques sensiblement analogues, et peuvent inciter à une comparaison, préalable à des influences réciproques). La finalité du programme « Alterréalisme » pourrait d’abord être qualifiée de politique, si la dimension profondément littéraire n’était pas en même temps la clé de l’objectif politique : notre présent manque cruellement d’imagination politique, et la fiction utopique ou juridique est un mode privilégié pour susciter le développement de cette imagination, et d’abord la croyance en la possibilité d’imaginer, préalable à la croyance en la possibilité d’agir pour transformer le monde réel. Telle a été la force de l’invention de la première « utopie » en 1516, qui se désignait elle-même comme une fiction et pouvait donc susciter la croyance politique sans pour autant risquer une foi politique aveugle. Le « littéraire » participe pleinement de cette visée en ce sens que l’imagination politique peut se saisir de la puissance et de la spécificité de la fiction, et doit fournir de nouveaux contenus mais aussi de nouvelles formes d’écriture, comme par exemple le dialogique ou le juridique, l’ensemble devant permettre de nouveaux effets, en particulier susciter l’espérance des lecteurs. Il est impossible, pour un texte utopique, de dissocier littérature, savoirs (économie, anthropologie, etc.) et politique. Il est nécessaire d’associer réflexion sur le bien-être de chacun et le bien-être de tous. L’histoire de l’utopie comme genre littéraire, anthropologique et politique permet d’esquisser les conditions d’une écriture de nouvelles utopies, écriture littéraire, savante et politique à la fois.

La démarche employée a probablement été assez singulière, mais certainement variée selon les enseignants impliqués, et destinée à varier dans le futur. L’écriture proprement dite ne se déroule donc pas dans un atelier d’écriture mais en relation avec un cours. (On peut d’ailleurs s’interroger ici sur les rapports entre écriture et atelier : il n’y a pas, par exemple, d’atelier d’écriture de dissertation, sauf quelques exercices collectifs intéressants concernant entre autres, des étapes de la réflexion et de la composition : problématisation, logique argumentative, insertion d’exemple, etc. ; mais il est possible, et fréquent, d’écrire des dissertations ou des textes d’imagination hors du cours). Le travail collectif consiste, en amont de l’écriture, en la lecture de textes sources, aussi bien des textes d’auteurs reconnus —Diderot, Voltaire, Rétif de la Bretonne… — que des textes d’autres étudiants issus des recueils précédents. Il s’agit d’une étude approfondie de ces textes utopiques et d’une réflexion sur les modalités d’écriture, les valeurs véhiculées, la réception et les effets sur le lecteur. La finalisation de cette écriture individuelle est la publication de recueils internes au groupe d’étudiants, puis interuniversitaires et circulant d’une année sur l’autre en suscitant des échanges entre les étudiants, voire peut-être en créant une forme de progrès cumulatif, les nouveaux textes poursuivant la réflexion ou bénéficiant de l’expérience des précédents. (Ainsi, une étudiante auteure a écrit un jour pour dire qu’elle appréciait telle proposition de correction, qu’elle refusait telle autre pour des raisons de choix politique, qu’elle souhaitait enfin disposer des coordonnées de tel auteur de l’année précédente pour pouvoir discuter avec lui de leurs idées. Ce petit mot et cette réaction ont de quoi enchanter l’enseignant.) Le cadre du cours ne permet pas assez de mettre en place des échanges concernant l’ensemble des productions, les textes étant le plus souvent remis après la fin des cours. Il serait souhaitable de donner l’opportunité aux différents auteurs d’échanger sur les productions respectives en cours d’élaboration.

C’est ce que j’ai [Anne-Rozenn Morel] essayé de développer dans les expériences de pratiques d’écriture de l’année universitaire 2010-2011, expériences menées non plus dans le cadre d’un cours de littérature mais de technique d’expression en troisième année de Licence (pluridisciplinaire et sciences physiques) et pour les deux années de Master (pour le Certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement technique) et qui s’avèrent relativement différentes des précédentes. Les étudiants étaient essentiellement issus de filières scientifiques et ont montré au départ quelques réticences au projet d’écrire une fiction. Il a donc été nécessaire de les accompagner tout au long de l’écriture : lecture du premier jet, consignes plus précises, etc. La démarche diverge également : des textes utopiques ont certes été analysés mais de façon relativement superficielle ; ont été étudiés les choix narratifs, les valeurs dénoncées par l’auteur, les effets sur le lecteur. Le travail collectif a davantage porté sur la recherche des idées qui s’est faite progressivement : les étudiants avaient à exposer oralement (les compétences orales étant également l’objet du cours de technique d’expression) un aspect de la société actuelle qu’ils aimeraient modifier. Parallèlement, ils devaient énoncer les valeurs qu’ils souhaitaient voir apparaître dans leur société. Ensuite, ils ont eu à choisir la forme textuelle la plus adaptée au contenu retenu. L’effet recherché sur le lecteur a également été abordé en cours et un travail a été effectué sur la tonalité de l’écrit : comique, ironique, … ainsi que sur la neutralité ou au contraire l’engagement de l’auteur. Les consignes données ont donc été plus précises et ont servi de critères d’évaluation de la fiction, représentant deux tiers de la note finale du cours (l’autre tiers étant une prestation orale) : présentation d’une alternative positive concernant un domaine particulier de la société sur dix points ; mode de passage du monde réel fictif au monde utopique sur cinq points ; orthographe, lexique et syntaxe sur cinq points. L’écriture s’est faite à la fois en cours et hors cours. Les conseils d’amélioration du premier jet ont essentiellement porté sur le développement de la présentation de la société utopique. L’aide de l’enseignant a également consisté à proposer des textes ressources au cours de l’écriture. Ont aussi été organisés pendant les cours des moments d’échanges entre les étudiants, chacun devant présenter aux autres les valeurs qu’ils souhaitaient défendre dans leur fiction ainsi que les choix formels retenus. Certains ont fait part des problèmes d’écriture auxquels ils étaient confrontés.

Les résultats obtenus se sont avérés satisfaisants au regard des objectifs du programme : les textes produits sont variés, et les étudiants ont fait preuve d’inventivité non tant dans la forme textuelle choisie, en grande majorité narrative, mais dans le mode d’insertion du monde utopique dans le monde réel fictif. Quelques réactions d’étudiants méritent d’être rapportées : une étudiante en reprise d’études et travaillant parallèlement dans une entreprise m’a remerciée de lui avoir donné la possibilité d’exprimer sa frustration face aux dysfonctionnements du monde de l’entreprise : « cet exercice m’a permis de me défouler en dénonçant ma situation professionnelle actuelle ! » avoue-t-elle. Cette « libération » par l’écriture montre que la rédaction de fictions utopiques touche à la fois le psychologique et le politique, autrement dit entraîne un investissement global du sujet écrivant.

Globalement, le travail de rédaction a donné lieu à des productions variées tant dans le contenu que dans la forme : textes de lois fictifs, récits de voyage, poèmes, … Il convient de s’interroger à présent sur les effets de la pratique d’écriture de fictions utopiques observés.

Premièrement, on peut dire assurément que cette pratique a amené les étudiants à un rapport réflexif voire engagé vis-à-vis de la société dans laquelle ils vivent. Si le premier exercice de présentation d’un aspect de leur réalité critiquable à leurs yeux les a beaucoup décontenancés, ils se sont progressivement engagés dans une réflexion personnelle : cette première réaction peut s’expliquer par l’absence du développement de l’esprit critique et de la réflexion personnelle dans le système éducatif français. Certains ont également établi des ponts entre leurs études et le monde contemporain, comme ces deux étudiants en troisième année de Licence de sciences physiques se servant des dernières découvertes scientifiques pour établir leur monde idéal et parvenir à la concrétisation des valeurs qu’ils défendent.

Deuxièmement, cette pratique d’écriture leur a fait prendre conscience du pouvoir des écrits littéraires, de leur caractère performatif, les conduisant à s’éloigner de leur représentation de la littérature comme simple divertissement et du travail sur la littérature jugé inutile au regard, par exemple, de la recherche scientifique.

Troisièmement, des compétences en langue ont été travaillées sous la forme d’un réinvestissement des règles orthographiques et syntaxiques, notamment dans le cas de l’écriture effectuée en cours. De la même manière, au fur et à mesure de la rédaction, les étudiants ont eu de plus en plus de facilités à exprimer leurs idées alors qu’au départ, ils se montraient très peu enthousiastes face à ce projet d’écriture par peur de la page blanche, du jugement d’autrui et de leur faible niveau en langue. L’accompagnement de l’enseignant les a amenés à prendre conscience d’une part que toute personne peut produire un écrit, et jouit, en tant qu’auteur, d’une grande liberté, et d’autre part que les écrits peuvent sans cesse être améliorés, ce qui vient relativiser l’idée de perfection qu’ils associent à l’écrit publié.

 

Le programme Alterréalisme s’efforce de réunir ce qui ne devrait pas être dissocié : enseignement (du primaire au supérieur), recherche et écriture ; littérature, savoir et politique ; apprentissage et création. Il s’agit à la fois d’un programme d’incitation à l’écriture et d’incitation à l’imagination politique. Il consiste à travailler sur des textes qui associent essai et fiction, qui jouent sur le rapport entre réalité et fiction, visent directement des effets sur l’imagination voire l’action des lecteurs, et tendent vers la production de textes juridiques fondamentalement performatifs.

Le cas peut sembler très spécifique, voire singulier. Mais il est aussi au cœur de l’articulation entre l’École et la République, celle qui devrait faire que les citoyens électeurs, soient aussi des lecteurs et des auteurs de leur vie individuelle et collective. Lorsque le Congrès réuni à Versailles s’est permis d’aller à l’encontre de la décision du peuple français de rejeter par le référendum de mai 2005 le Traité Constitutionnel Européen, il a malheureusement nié à la fois la Constitution, le travail de lecture des citoyens et leur capacité à écrire, à plusieurs, des textes juridiques qui structurent la vie économique, culturelle et politique de chacun. Il est difficile de démêler les fils qui relient crise économique, crise de l’École et crise de la République. Mais dans cet écheveau, chacun peut contribuer à inverser la situation. La pratique de l’écriture créative à l’Université est loin d’être anodine en la matière. Nous espérons que l’expérience particulière que nous avons présentée puisse, par sa démarche et ses orientations, jouer un rôle dans la réflexion générale sur les démarches et enjeux de toute pratique d’écriture dite de création à l’Université (et ailleurs).

Elle nous semble en particulier mettre l’accent sur le lien entre la lutte contre le fatalisme pédagogique et la lutte contre le fatalisme politique. Elle invite peut-être aussi à développer activement les pratiques d’écriture à l’Université en évitant les ornières d’un cantonnement dans des espaces pédagogiques ou disciplinaires certes nécessaires mais toujours menacés de se fermer sur eux-mêmes : en l’occurrence, la « méthodologie », la « didactique », le « littéraire ». À l’heure où l’on perçoit des indices favorables au développement de l’écriture à l’Université, il devrait être possible de frayer des chemins transversaux vers une multiplicité de pratiques et de domaines, pour que les techniques d’expression ne soient jamais dissociées de réflexions sur leurs usages, pour que la didactique et la littérature constituent des vecteurs d’interaction entre les différents savoirs et finalités de l’École.

Aussi particulier que soit notre programme, nous croyons qu’une telle orientation générale fait écho à des valeurs et pratiques largement partagées par bon nombre d’expériences d’incitation à l’écriture conçue comme une libération pour soi et pour autrui, par un processus de transmission qui associe lecture et écriture, individu et collectif20. Telle est, par exemple, la leçon d’une des fictions alterréalistes, « Histoire de Liber et des Libriens » d’Elsa Roverc’h, qui raconte l’histoire d’une cité qui a découvert le livre, et a progressivement réorganisé ses activités en libérant du temps pour de grandes réunions de lecture, d’écriture et de discussion au Forum21.

 

 

Laurent Loty, chercheur au CNRS (Centre d’Étude de la Langue et de la Littérature Françaises des 17e et 18e siècles, UMR 8599, CNRS et Université Paris Sorbonne-Paris IV)

Anne-Rozenn Morel, enseignante à l’Université de Bretagne Occidentale (IUFM de Bretagne, école interne de l’Université de Bretagne Occidentale)

1 Voir Pierre-Camille Podvin, Sociologie et Utopie. Étude du Fragment d’histoire future (1896) de Gabriel Tarde, mémoire de Master 2, sous la dir. de L. Loty, Université Rennes 2, 2007 (mémoire dont l’indisciplinarité a surpris le jury « littéraire », comme l’aurait probablement surpris la fiction utopique du même auteur, « Saningsman », dans Qui a dit que l’utopie était une chimère ? Pour un alterréalisme, 3e recueil d’utopies, Université Rennes 2, 2005, 79-89).

2 Voir L. Loty, « Pour l’indisciplinarité », The Interdisciplinary Century ; Tensions and convergences in 18th-century Art, Historyand Literature, ed. by Julia Douthwaite and Mary Vidal, Oxford, Voltaire Foundation, « SVEC », 2005, 245-259.

3 Voir L. Loty,« Science et politique en fiction », Dictionnaire des utopies, sous la dir. de Michèle Riot-Sarcey, Thomas Bouchet et Antoine Picon, Paris, Larousse, 2002, 200-201 et 271.

4 Voir L. Loty, « L’optimisme contre l’utopie : une lutte idéologique et sémantique », Europe, 985, numéro spécial Regards sur l’utopie, dir. par Jacques Berchtold, mai 2011, pp. 85-102.

5Qui a dit que l’utopie était une chimère ?, recueil d’utopies éd. par L. Loty, Reprographie de l’Université Rennes 2, juin 2002, 72 p. ; Qui a dit que l’utopie était une chimère ? Pour un alterréalisme, 2e recueil, avant-propos de L. Loty, Reprographie de l’Université Rennes 2, juin 2004, 92 p. ; Qui a dit que l’utopie était une chimère ? Pour un alterréalisme, 3e recueil d’utopies avant-propos de L. Loty, Reprographie de l’Université Rennes 2, janvier 2005, 140 p. (Who said Utopia was a Chimera ? Towards an Alerrealism, introduction translated by Mary Baine Campbell : pour la diffusion aux USA)

6 Pour une comparaison entre les pratiques françaises et américaines en la matière, voir Christiane Donahue, Écrire à l’université. Analyse comparée en France et aux États-Unis, préface de Frédéric François, Presses Universitaires du Septentrion, 2008, 261 p. ; voir les textes d’Anne-Marie Petitjean et d’Alain Beaulieu dans le présent livre ; et Cole Swensen, « Les ateliers d’écriture au sein des beaux-arts (États)Unis) », communication au colloque Ateliers d’écriture littéraire 2, dir. par Daniel Bilous et Claudette Oriol-Boyer, Cerisy-la-Salle, 15-22 juillet 2011.q

7 L. Loty, « Which utopias for today ? Historical considerations and propositions for a dialogical and paradoxal alterrealism » ; M. B. Campbell, « Utopia now », dans Spaces of Utopia : An Electronic Journal, n° 1, Spring 2006 [revue numérique avec comités de rédaction et de lecture internationaux], 98-116 et 117-134.

8Échos d’Outre-Atlantique, 4e recueil d’utopies, avant-propos de Julia Douthwaite, University of Notre Dame (Indiana), USA, avril 2005, 42 p. ; Who says Utopia is a Dream ? Towards an alterrealism, 6th series, ed. by Mary B. Campbell, Brandeis University, Cambridge (Mass.) in collaboration with the ed. Rennes 2, april 2006, 138 p.

9Nouvelles d’Ailleurs, 5e recueil d’utopies, recueil éd. par A.-R. Daryani-Morel, mai 2005, Université de Haute-Alsace [et rééd. par Rennes 2, juin 2005], 54 p.

10 A.-R. Morel, Modèles de société égalitaires et libéraux dans les utopies du 18e siècle, mémoire de D.E.A. sous la dir. de L. Loty et la responsabilité d’Isabelle Brouard-Arends, Université Rennes 2, 2000, 192 p.

11 A.-R. Morel, Les fictions utopiques pendant la Révolution française […], thèse de doctorat sous la dir. de L. Loty et la responsabilité d’Isabelle Brouard-Arends, Université Rennes 2, décembre 2007, 741 p. en 2 vol.

12L’Utopie à la recherche du bonheur. Pour un alterréalisme, 7e recueil d’utopies, introduction par Marie-Françoise Bosquet, Éditions Art et Culture de l’Université de la Réunion, mars 2008, 48 p. M.-F. Bosquet est notamment l’auteure d’Images du féminin dans les utopies françaises classiques, Oxford, Voltaire Foundation, « SVEC », 2007.

13 Interventions de L. Loty et A.-R. Morel à la Conférence organisée par Viva Utopia et Demain en France, programmes de la Ligue de l’enseignement et de l’association Pulsart, en partenariat avec la Direction Départementale de la Protection Judiciaire de la Jeunesse, la Maison d’Arrêt de Rennes, la Faculté des Métiers Ker Lann, Parlement de Bretagne, 9 juin 2007.

14Future/No Future de Gilles Martin, Compagnie Point de rupture, représentée en 2011 à Norville et Athis-Mons (91), au Théâtre Dunois (Paris), à Avignon.

15 L’exposition s’est tenue à la BnF du 4 avril au 9 juillet 2000 ; elle a donné lieu au développement de la numérisation de fictions utopiques sur Gallica, base de donnée de la BnF, à un catalogue d’exposition et à un ouvrage collectif : Utopie. La quête de la société idéale en Occident, dir. Lymann Tower et Roland Schaer, Paris, Bibliothèque nationale de France et Fayard, 2000, 368 p., 330 ill.

16 L’Association pour la Taxation des Transactions financières et pour l’Action Citoyenne, a été fondée en France en 1998. La manifestation contre l’Organisation Mondiale du Commerce réunie à Seattle, en 1999, est considérée comme l’événement de naissance du mouvement d’abord anti-mondialiste puis altermondialiste, dénomination apparue après le premier Forum Social Mondial, à Porto Alegre, en janvier 2001, et la manifestation contre le G8 réuni à Gênes, en Italie, en juillet 2001.

17 Voir Yves Citton et L. Loty, « Penser ensemble les rapports entre individus et communautés à l’époque des Lumières », Avant-propos à Individus et communautés à l’époque des Lumières, numéro spécial en forme de dictionnaire, illustré par vingt dessins de David pour le Serment du Jeu de Paume, et proposé par Y. Citton et L. Loty, Dix-Huitième Siècle,  41, 2009, 4-26.

18 Camille Van den Bergue, Les dépossédés d’Ursula Le Guin : en quête d’une utopie fondée sur une éthique individuelle, mémoire de Master 2 sous la dir. de L. Loty avec Mary B. Campbell (soutenance bilingue), Université Rennes 2, 2008 ; et « Qu’est-ce qu’être citoyen ? Option Philosophie – classe du 3e degré », dans Qui a dit que l’utopie était une chimère ? Pour un alterréalisme, op. cit., 2005, 136-138.

19 L. Loty, « Alterréalisme de tous les pays… Avant-propos de la troisième série (janvier 2005) », dans Qui a dit que l’utopie était une chimère ? Pour un alterréalisme, 2005, op. cit., (Who said Utopia was a Chimera ? Towards an Alerrealism, introduction translated by Mary B. Campbell)

20 Voir Violaine Houdart-Merot, Réécriture & écriture d’invention au lycée, Paris, Hachette Éducation, « Profession enseignant », 2004.

21 Elsa Roverc’h, « Histoire de Liber et des Libriens », Qui a dit que l’utopie était une chimère ? Pour un alterréalisme, 2005, op. cit., 114-117.

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